21 juin 2009

L'imbécile heureux


Les propos qui suivent n’ont aucun rapport avec la Suède, Erasmus ou le droit. C’est simplement parce que je les rédige au pays d’Ingrid Bergman qu’ils se retrouvent miraculeusement sous vos yeux éberlués. Plus à venir, pour le meilleur ou le moins meilleur.


Philippe Noirceaux, 23 ans, fraîchement diplômé, avait distribué des lettres de motivation un peu partout. Il songeait avec joie aux entretiens à venir, lui qui n’avait pas du tout peur de s’exprimer devant son futur employeur. C’est d’ailleurs avec beaucoup de satisfaction qu’il s’apprêtait à rejoindre les bureaux de Woltachouski-Thiajoninkin-Gutherrman-Dupont-Holloway Brothers, du moins une filiale locale de ce groupe moderne. Ses dimensions pharaoniques sonnaient déjà comme autant de richesses dispersées aux quatre coins du globe.

Au fond, pensa-t-il après sa huitième tentative infructueuse, le plus difficile dans l’entretien était de réussir un nœud Windsor. Mais, bien entendu, encore fallait-il que la cravate mît en œuvre un sens plus aigu de la coopération. Après une trentaine de minutes d’efforts supplémentaires, Philippe privilégia finalement la simplicité en abandonnant ce symbole de soumission capitaliste. Il est vrai qu’au terme de la longue expérience vestimentaire qui s’était déroulée devant le miroir de salle de bains, la cravate paraissait désormais plus ressembler à une serviette en papier totalement chiffonnée qu’au signe de reconnaissance du cadre dynamique. Et le temps s’était évanoui à une vitesse tellement prodigieuse qu’il lui appartenait, de toute façon, d’abandonner la délicate manœuvre pour arriver à l’heure.

Trois heures plus tard en effet, au terme d’un périple dans la circulation parisienne qui rappelait un peu les luttes entre dinosaures d’autrefois, et qui lui avait d’ailleurs valu que ses pare chocs avant fussent dévorés par quelque autre véhicule vraisemblablement carnivore, l’heure de l’attente était venue. Elle durait même, à un point qu’il finît par se demander s’il ne s’était pas trompé de jour. Mais la secrétaire, aimable harpie à la consommation de café atrocement visible, lui avait hurlé qu’il était bien à l’heure et qu’il ne s’attendît pas à des miracles, tout le monde était dans son cas et s’il n’était pas content il pouvait postuler pour son job à elle qui n’était pas drôle tous les jours, avant qu’un appel téléphonique ne vînt mettre fin à ces explications. Il retourna donc s’asseoir sur les luxueux canapés en cuir du salon. C’était curieux, ne pouvait-il s’empêcher de penser, qu’il pût y avoir deux heures de retard sur le rendez vous initialement fixé. Quand il eut terminé la lecture approfondie des magazines offerts à la curiosité des patients, il remarqua qu’une demi-heure s’était encore écoulée. De façon plus surprenante encore, il s’aperçut que l’heure de sa montre était différente de celle affichée par l’horloge numérique. Et il ne s’agissait pas d’un classique décalage entre l’une et l’autre, mais d’une distorsion étrange. Le cadran montrait une vitesse de défilement clairement inférieure à celle de sa propre montre. Cette remarque le frappa, et il en fit la remarque à son voisin.

« - Excusez-moi, mais vous avez remarqué cette horloge ? Elle bat moins vite que nos montres ! »

L’homme le dévisagea profondément, sans répondre. Le jeune homme frissonna un peu en remarquant la noirceur de ces yeux, qui semblaient brûler comme deux charbons ardents. Son manque de prolixité contrastait d’autant avec son apparence physique colossale : sa carrure rappelait moins l’être humain que celle du bœuf génétiquement modifié, et dans une version plus étendue en longueur. Son crâne rasé paraissait huilé, et ses lèvres immuablement fixes. Cette absence de réactivité était saisissante, et Philippe pensa à ce reportage qu’il avait vu sur les baleines mortes échouées sur les plages.

«-Ne vous fatiguez pas ! Ce Monsieur est sourd et muet comme un huissier en pleine visite ! »

Celui qui venait de s’exprimer était la troisième personne de la pièce. Il était quant à lui impressionnant de réduction. Sans doute était-ce un nain, et peut être même dans une version miniature. Sa voix fluette lui donnait un air juvénile, pourtant mis à mal par le gris de sa chevelure. Des lunettes minuscules et très rondes lui grossissaient les yeux de façon grotesque. Ce regard semblait n’être que la seule partie émergée de son être, tellement tassé dans ses proportions lilliputiennes qu’il en avait même échappé au candidat Noirceaux.

« -Oh ! Pardon, vous m’avez fait peur… Euh, oui, alors ça c’est étonnant, je ne m’y attendais pas… »

Les deux boules le contemplaient, sous les lunettes extraordinaires. Une voix parut en sortir, et lui expliqua qu’il connaissait vaguement ce Monsieur sourd. Ainsi, il put apprendre qu’il candidatait pour un autre poste, celui de psychologue des relations de travail dans l’entreprise, un poste primordial voué à la gestion des problèmes psychiques des salariés. Lui-même, le petit gnome, allait avoir un entretien d’embauche pour une autre fonction. Il serait, du moins l’espérait-il, en charge de l’encadrement des équipes de sécurité. Il aurait lui-même à dissuader les éventuels cambrioleurs la nuit, outre son rôle de supervision des forces, expliquait-il avec une fierté non dissimulée. Son expérience de garde de chiens domestiques lui apporterait des avantages énormes sur la concurrence, jubilait-il. Puis il en revint à la mystérieuse horloge, pour en balayer tout le mysticisme d’un large éclat de rire.

« -Non non, rassurez-vous… C’est tout à fait normal… Le temps ne passe pas à la même vitesse dans une salle d’attente et dans la vie humaine, ne vous l’a-t-on jamais dit ? Vous devez débuter pour poser ce genre de question ! » Et le petit homme était secoué d’hilarité, comme il l’eût fait devant quelque enfant ayant posé une question d’une naïveté touchante et cocasse. Son faciès vira même à une jolie couleur cramoisie, laquelle semblait métamorphoser son visage en une diode électroluminescente écarlate, ornée d’une paire de lunettes.

Mais ces aventures spectaculaires furent brisées par l’entrée d’un assistant. Philippe Noirceaux fut prié de bien vouloir le suivre, de venir dans l’ascenseur, avant qu’on ne lui expliquât qu’ils allaient au vingt-septième étage du bâtiment, qu’il avait de la chance de ne pas candidater au plus haut poste pour lequel il fallait se rendre au deux cent vingt-neuvième étage et que même l’ascenseur ne montait pas si haut, et qu’il devait avoir une confiance gigantesque pour se rendre à un entretien sans cravate, s’il osait se permettre cette remarque sans conséquences.

Philippe fut alors introduit dans un bureau. Les salutations s’ensuivirent entre lui et le recruteur, d’aspect cordial. Ils s’installèrent enfin, assis face à face. L’homme grisonnant avait environ la cinquantaine, et un aspect classique de directeur des ressources humaines. Un penchant à la cordialité et un penchant au mépris se livraient toutefois une lutte sans merci dans sa personnalité, sans que l’on pût prévoir à l’avance ce qui l’emporterait. Du moins était-ce le sentiment du candidat Noirceaux.

Des questions basiques s’enchainèrent. Il dut préciser notamment s’il buvait son café avec ou sans sucre, quelle était sa couleur préférée, combien de pages comportait l’annuaire, quel était le poids moyen d’un condor, s’il pouvait réciter une poésie hongroise célèbre, expliquer comment traduire un texte du chinois vers l’arabe littéraire et enfin, plus subtilement, déclamer Ovide non pas en latin mais en grec et à l’envers, en inversant l’ordre des lettres qui composaient les mots. Tout cela ne prit naturellement pas au dépourvu le « Jeune Monsieur Noircheaux », comme le directeur l’appelait approximativement. Une légère préparation permettait à quiconque de répondre judicieusement.

Les choses devinrent plus malaisées quand ses compétences linguistiques furent inspectées. La pleine connaissance du chinois mandarin, du hongrois, du japonais, du français, de l’espagnol, de l’allemand, du russe, de l’anglais et du swahili marquaient une disproportion assez manifeste avec les compétences requises pour le poste visé. Le recruteur se fit même un peu moraliste, prônant l'étude de quelques langues absolument indispensables. Il savait bien que les jeunes d’aujourd’hui ne travaillaient plus et se moquaient éperdument des langues étrangères, mais que ferait-il le jour où il devrait rédiger des contrats en suédois, négocier avec des représentants portugais, débattre avec des concurrents coréens, aviser des autorités ministérielles en Pologne, proposer une stratégie aux responsables aborigènes, voire encore asseoir l’emprise sur un marché italien par quelques coups de téléphone habilement placés ? Ces exemples, à mesure qu’ils étaient évoqués, semblaient anéantir peu à peu les qualités professionnelles du jeune diplômé. Il crut bon de se défendre en faisant remarquer que, peut être, parlait-il déjà certaines langues que d’autres ne connaissaient pas, mais s’attira en cela les foudres de son interlocuteur. Il lui fut ainsi martelé qu’en aucun cas ce genre d’argument, de nature à signer la présence d’un esprit faible et incapable d’assumer l’ampleur de ses échecs, ne saurait lui profiter. Heureusement, le volet linguistique s'achevait, et avec une bonne partie de la confiance de Philippe.

« Voyons maintenant, la dernière partie de cet entretien, je voudrais savoir pourquoi ce poste vous plait, dans quelle mesure vous correspondez au profil que l’on attend de vous. Donc, très simplement dites moi pourquoi nous devrions vous recruter ? Vous avez un parcours pas totalement inintéressant, je puis vous l’accorder. Vous avez des compétences de gestion, d’administration, de droit, d’ornithologie et de kung-fu qui pourraient être utilement combinées dans notre département, c’est certain. Maintenant, je veux quand même savoir pourquoi vous, vous-même et personne d’autre, êtes meilleur que le premier abruti venu pour cette fonction. ».

Cette question allait amener une réponse qui allait elle-même enclencher la fin des espoirs d’être reçu pour le poste proposé. Le malheureux avait pensé pouvoir se montrer convaincant en évoquant ses expériences pratiques, complétant sa formation académique. Il avait décrit avec autant d’exactitude que possible la fonction concernée, essayant de montrer une maturité déconnectée d’idéaux romantiques, reflets d’une appréhension éloignée de la réalité de l’entreprise. Après avoir développé les divers aspects du travail, évoquant la part d’austérité inhérente à la charge, contrepartie nécessaire et marginale d’une responsabilité avant tout stimulante, il finit par faire l’éloge de la fonction d’encadrement des ressources humaines. Cependant, au fur et à mesure que le directeur l’écoutait, il trahissait de plus en plus de signes de surprise, et devint même un peu excédé, pour enfin couper brutalement la parole alors même que la conclusion était tout juste exposée.

« -Mais c’est le summum ! Vous vous croyez décidément tout permis… C’est la première fois qu’on me sort autant d’énormités sur un laps de temps aussi court… Vous devriez faire du saut de haies à ce compte là, vous pourriez faire exploser tous les records de la planète ! Attendez, pour vous expliquer l’étendue de votre naufrage, car je ne veux pas vous laisser sur une impression amère, je vais vous expliquer pourquoi nous ne pourrions vous engager, avec la meilleure volonté du monde, car vous êtes à mille lieues de ce que l’on attend. Premièrement, vous vous attachez à disséquer artificiellement toutes les dimensions d’un travail, alors même que la pratique exige qu’on les associe étroitement, dans une sorte d’opération chirurgicale digne des plus grands films d’horreur. Vous vous acharnez ainsi à décliner les dispositions légales du droit social, à chanter les enjeux de la gestion prévisionnelle des emplois, à synthétiser les défis de la psychologie des ressources humaines, et ainsi de suite. Mais croyez-moi, tout ceci c’est du verbiage ! Nous voulons quelqu’un qui puisse évoluer dans une même unité logique, pas un esprit pervers qui arrache morceau à morceau les différentes chairs de notre spécialité. En tout état de cause vous avez parfaitement réussi à me démontrer votre in-employabilité. Deuxièmement, vous vous reposez béatement sur un dossier scolaire que vous avez l’audace de qualifier d’honorable, sous couvert d’un alibi fumeux, autrement dit en vous fondant sur les mentions qui vous suivent comme des moutons depuis votre première année de faculté. Par là, on dirait que vous voudriez nous faire croire qu’il existe un lien réel entre votre aptitude au bachotage sur une période donnée et vos capacités à affronter la réalité de l’entreprise sur le terrain. C’est à l’évidence une absurdité. Enfin, et c’est mon troisième point, vous candidatez pour un poste d’encadrement des ressources humaines. Mais vous vous êtes tenu à la lettre de l’offre et non pas à son esprit. Par conséquent, vous croyez pouvoir candidater pour devenir cadre, vos propos l’ont longuement démontré. Or ce que nous vous proposons, au mieux, c’est un poste d’assistant d’assistance aux ressources humaines ! Ceci n’a évidemment pas grand-chose à voir avec les illusions dans lesquelles vous baignez si tranquillement. Croyez-vous sincèrement que connaître les ressorts des opérations de restructurations internationales puisse ouvrir, dans le contexte de crise que nous connaissons, à des postes directement en lien avec les compétences acquises ? Bien évidemment non : il vous faudrait concrètement, dans cette fonction, observer l’assistant de direction pour l’assister, c'est-à-dire par exemple lui porter sa mallette, après que celui-ci se la soit vue confiée par l’administrateur lui-même. Par ailleurs, et pour revenir sur le désenchantement dont vous semblez animé, sachez que le groupe industriel est une machine à produire du rêve. Nous souhaitons des candidats à même de hurler leur enthousiasme frénétiquement, sous forme de vers, de psaumes, d’œuvres du septième art ou que sais-je encore ! Vous n’avez manifestement aucune conscience de l’onirisme du business Monsieur Noircheaux ! Je le regrette vivement, mais en dépit de vos quelques qualités il nous est vraiment impossible de vous promettre une place en ces lieux… Enfin, je vous souhaite bonne continuation. Et n’oubliez pas, travaillez un peu vos langues si vous voulez faire quelque chose de votre vie. Je vous dis ça un peu brutalement mais je préfère être franc et que ce soit utile, plutôt que manipuler la langue de bois et contribuer à vous enfermer dans des schémas puériles… Allez, au revoir Monsieur Noircheaux, merci. »

Cette tirade assommante avait, coup par coup, écrasé Philippe. Il comprit alors combien candide il avait été, et la prétention insupportable dont il avait fait montre, et ceci dans une ambition tellement démesurée qu’elle lui avait fait croire à la réalité d’une candidature à l’encadrement. Des larmes embuaient ses yeux étouffés par la honte. Il hésita en sortant du couloir quand il vit une fenêtre donnant lieu sur le vide. Peut-être son destin l'appelait-il à sauter pour épurer le marché du travail. La pluie le détourna de ce noble objectif cependant, lui qui avait toujours eu horreur d’être mouillé. Il finit par se calmer et réfléchit plus posément. Décidément, il avait fixé la barre bien trop haut. Ses pensées l’amenèrent à conclure qu’il postulerait pour la plonge dans quelque restaurant reculé, ou bien encore pour ramasser les feuilles mortes dans la rue, voire encore pour laver les pare brises des si aimables parisiens. Après tout, en lui ouvrant un regard plus lucide sur le marché du travail, le recruteur avait fait de lui autre chose qu’un jeune candide, ou ce que le langage commun désigne affectueusement comme « l'imbécile heureux ».

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