27 juin 2009

Les sept vies d'Antoine Pavlovitch Gojiznov









Une nouvelle de plus, inspirée principalement par les mésaventures d'un vieil ami. Qu'il en soit ici remercié, et souhaitons-lui plus de malheurs à venir afin d'éveiller encore l'inspiration artistique.


Antoine Pavlovitch Gojiznov n’était pas du genre à se laisser démonter par les évènements. Sa vie professionnelle, tout juste née, avait confirmé une personnalité forte, apte à surmonter la pression nerveuse des environnements de la gestion d’entreprise. Pourtant, cette aptitude à la résolution des conflits quotidiens trouvait ses limites en un domaine assurément délicat depuis l’existence de l’humanité : celui des relations avec le sexe faible, qu’il nommait d’ailleurs lui-même le « sexe absurde ».

Au cours d’un repas, il se confia même à un de ses amis, à peu près en ces termes : « Tu sais, je commence à avoir de l’expérience en la matière… Je ne crois guère à la réussite stéréotypée que l’on sert à gogo dans ces superproductions hollywoodiennes. Longtemps je me suis fait rouler, mais c’est fini maintenant. Je pourrais même dire que j’ai ressuscité par sept fois. Comme dans cette mythologie égyptienne dont on nous bourrait la cervelle autrefois. Mais sentimentalement parlant je veux dire. » Il ponctua ces quelques mots énigmatiques d’une solide rasade de vin, comme pour en terminer avec un goût amer. Son interlocuteur lui demanda ce qu’il voulait bien entendre par là. En vérité, il avait simplement fait allusion à la richesse d’un passé personnel construit comme un empilement colossal d’échecs. Cette flamboyante collection de déroutes avait marqué sa manière d’appréhender les relations entre hommes et femmes, et son esprit méditait désormais tranquillement sur une Sainte-Hélène spéculative, selon sa propre image. L’ampleur des désastres ne purent qu’aviver l’intérêt de son compagnon, qui l’empressa aussitôt d’en développer les péripéties.

« Fort bien ! » s’exclama-t-il, avant de narrer ses sept vies.

« Tout a commencé au lycée. Comme tu vois, cela remonte… J’avais environ 18 ans à l’époque. Ce qui m’intéressait, c’était surtout le jeu vidéo, et plus marginalement le football. Les études m’occupaient bien sur. Mais globalement j’étais un garçon classique de cet âge là, du moins en ai-je un peu l’impression maintenant. C’est donc là dedans qu’est venue éclater ma 1ère vie. Nommons-là Natacha, ça me fait rire d’user de noms totalement sans rapports avec ces filles. De mémoire, je ne crois pas avoir été séduit par elle du premier coup. Mais rapidement en tout cas, j’en suis tombé pleinement amoureux, au sens passionné du terme, à supposer qu’il revête un quelconque sens. Je n’osais pas, bien sur, lui parler. Nous nous contentions de quelques rapports amicaux, et on restait dans nos groupes de part et d’autre, sans proximité particulière. Quand j’ai senti que c’était trop prenant pour ne pas tourner la page, j’ai décidé d’agir. Note bien qu’à cet âge là on est jeune encore… Alors, j’ai voulu lui exprimer la sincérité de mes sentiments. Au détour d’une conversation à thème historique, sur les camps de concentration d’ailleurs, j’ai réussi à lui glisser ma flamme. Je me souviens, ça avait été délicat d’introduire ça, l’air de rien, alors même qu’on décrivait les atrocités de l’holocauste et les ravages psychiques et psychologiques sur les victimes principales du conflit. Il a fallu une sorte d’acrobatie verbale pour enchainer depuis les techniques de torture, dont nous parlions, à la chaleur de l’amour que je lui portais. C’est vrai qu’avec du recul je me rends compte que ça manquait de panache. Enfin, tu sais ce que c’est, ces filles sont à la fois délicates et en plus n’entendent rien à la guerre. Tout est bon à s’offusquer et à se répandre en sensibleries ridicules et grotesques. D’ailleurs elle n’a rien compris à ma déclaration, est restée à me regarder les yeux écarquillés comme si j’étais un revenant. Elle a totalement ignoré la chose et a dit un truc du genre « Oui… C’est terrifiant quand même… » Et là j’ai mis du temps moi aussi à comprendre. J’ai cru qu’elle avait été terrorisée par ma déclaration, et en fin de compte elle a juste fait la sourde oreille et continué la conversation sur les traitements inhumains infligés aux prisonniers de guerre. Toujours est-il qu’à compter de cet épisode incroyable elle m’a évité, et c’est ainsi que ma 1ère vie sentimentale est morte. J’ai tourné la page pour de bon.

Du moins le croyais-je… Une année après, j’ai connu mon deuxième échec, un peu moins spectaculaire peut être, mais pittoresque. J’avais été affecté par ma première déroute. Par la force des choses, je suis tombé plus tard sur une jeune fille de ma promotion –en classe préparatoire alors- qui m’a paru, sur le moment, et tu sais comme on est naïf quand on est jeune, intéressante. Et puis j’étais un peu irrité, il faut bien l’avouer, par le défaut de succès que j’avais essuyé précédemment. C’est pour ça que j’ai pris la liberté de lui tourner autour, un peu comme un vautour si tu me passes l’expression. J’ai été assez loin avec elle. En fait, et je m’en rends compte avec bonne foi maintenant, j’ai fait des pieds et des mains pour lui plaire, quitte à lui raconter n’importe quoi. Et c’est ça qui, au final, a entrainé ma déchéance. Le problème, c’est que je ne me rendais pas compte de l’énormité de mes affabulations, et la réalité est venue parfois me jouer des tours… Par exemple, elle me croyait parfaitement bilingue en espagnol. J’avais prétendu être parti faire de longues excursions sauvages dans divers coins d’Amérique du sud, et avoir de la famille au Mexique. Pas par prétention hein, je ne veux pas que tu te fasses de mauvaise idée à mon sujet. Juste parce qu’elle était admirative vis-à-vis de tout ce qui relevait du genre hispanique ; les films d’Almodovar notamment. Donc j’ai pris la liberté de lui faire croire ça, et mal m’en a pris, quand un jour on a croisé un vrai espagnol… Dieu merci, elle était relativement crédule, j’ai pu lui faire croire que la différence entre espagnol castillan et mexicain était telle que je ne pouvais pas communiquer de façon basique avec lui. Mais ce qui a sonné la fin de ce petit bout de rêve, ça a été un autre mensonge, du même acabit si tu veux. J’avais prétendu être titulaire du permis de conduire et avoir un véhicule personnel. Tu sais ce que c’est, ce sont toutes les mêmes à cet âge là. Elles vendraient leurs mères pour pouvoir obtenir un petit ami qui puisse jouer les taxis. Or, et c’est là qu’il y a eu comme un hic, c’est que je n’avais ni permis ni véhicule. Que pouvais-je dire, la fois ou elle m’a presque ordonné de venir la chercher à la gare avec ma voiture ? Bien sur, si j’avais été raisonnable, j’aurais trouvé une excuse ou je lui aurais répondu négativement. Mais tu sais ce que c’est le dynamisme de la jeunesse. J’ai emprunté discrètement la voiture de mon père, croyant en mes chances. Après tout, j’avais eu quelques leçons de conduite. Mais si cet argument m’a convaincu, la réalité s’est avérée moins convaincante. Ni l’arbre dans lequel ma voiture est entrée en collision par quelque maladresse de trajectoire, ni le procès verbal humiliant dressé par les forces de l’ordre, ni les réprimandes inoubliables de mes parents n'ont pu conforter cette idée. Quant à cette demoiselle, je n’ai pas pu venir au rendez vous, naturellement. Elle a cru que j’avais eu un accident à cause d’un de ces malades qui roulent sur les routes sans avoir la maitrise de leurs véhicules, et ne m’en pas finalement pas voulu puisque ça lui a permis d’être ramenée par un autre voyou de mon âge, lequel a d’ailleurs été bientôt son compagnon officiel. C’est donc comme ça que s’est achevée ma deuxième vie…

Jusqu’ici, rien de très anormal me diras-tu. Erreurs de jeunesse. Mais un troisième évènement malheureux allait aggraver mes malheurs préconjugaux. Pourtant, cette fois ci, fort de mes expériences passées, tout avait débuté à merveille. Pas un seul mensonge n’a trahi notre communication. Nous nous entendions parfaitement. Je restais naturel avec elle, et elle me correspondait, on formait une espèce d’équilibre ensemble. Je ne dis pas qu’on était inséparables, mais on faisait un tas de choses en commun. Et on était souvent complémentaires. Elle aimait salir la vaisselle par exemple, et j’aimais la laver. Ou bien encore elle adorait insulter les joueurs de l’équipe adverse sur le terrain de football, et j’adorais moi-même concrétiser ses fantasmes par de violents tacles à hauteur de leurs tibias. Nous vivions donc en symbiose, et même maintenant il me parait étonnant que ça ait tout de même conduit au désastre. J’avais écarté le défaut de la mythomanie, ainsi que toute solennité hors de propos. Je m’apprêtais à lui dire la chose très simplement, au cours d’un repas, et j’étais intimement persuadé qu’elle me répondrait favorablement. Mais, et tu conviendras que le hasard fait parfois les choses de façon inattendue, alors même que je m’apprêtais à lui faire une révélation, elle m’interrompit à peu près de la sorte : « Ecoute, Antoine Pavlovitch… Je veux que tu m’écoutes attentivement… J’ai une révélation à te faire, et j’espère ne pas être trop solennelle en t’en faisant part. Ca nous concerne si profondément ! » En disant cela, elle était vraiment radieuse. Je l’étais moi aussi, car elle m’arrachait les mots de la bouche. J’allais signer le contrat de mariage que je pensais être dans sa poche, quand elle m’annonça la glorieuse nouvelle : elle venait de tomber amoureuse d’une fille, une jeune moldave venue récemment s’installer près de chez elle. Elle était tellement joyeuse et confiante en me racontant cela qu’elle ne prit pas garde au caractère livide que mes traits prirent soudainement, ni aux tressaillements de mes lèvres, totalement inhabituels. Elle savait, ajoutait-elle souriante, que j’étais quelqu’un de très tolérant et que l’homosexualité n’était pas de nature à me repousser. Nous resterions en ce sens amis, comme d’habitude, même si son amour allait immanquablement l’éloigner de moi. J’ai vécu la fin de ce repas comme Tantale et son supplice, et à chacun de ces sourires qui ne m’étaient pas destinés, je voyais se dessiner dans toute sa régularité un troisième échec du cœur.

Après avoir pris mes des distances et dégainé une certaine froideur, et une année s’étant écoulée, je suis entré en relation proche avec une parisienne. Quand je suis venu à la capitale, par conséquent. C’était quelqu’un de très attirant physiquement, même si, intellectuellement, elle me rappelait moins Einstein qu’un rat de laboratoire ayant subi plusieurs opérations expérimentales au niveau du cortex. Je n’ai pas pris la mesure de sa susceptibilité caractérielle lors de nos premières rencontres. C’est sans doute un tort, mais tu sais ce qu’est c’est la vigueur et la spontanéité de la jeunesse. Et puis j’étais encore pétri d’idéaux, il me fallait bien croire en quelque chose plutôt que plonger dans la Seine, un boulet attaché au cou. Nous avons communiqué plus ou moins langoureusement pendant quelques mois, et je croyais sincèrement qu’il adviendrait quelque chose de nous. Mais tu sais ce que c’est, la jeunesse et son impétueuse inconstance. Tout ceci est d’ailleurs lié à un vulgaire problème de téléphone mobile. Le mien m’avait quitté pour quelque obscure raison, et alors même que j’allais négocier avec mon opérateur téléphonique la fourniture d’un téléphone, au coût si possible inférieur à six années de salaire, je prévins tout malentendu avec ma moitié amicale. Autrement dit, pour ne pas qu’elle se fasse d’illusion sur mon silence, je lui envoyai un courriel pour lui expliquer l’arrêt technique qui me contraignait à rester coi. La malheureuse, toutefois, n’a visiblement pas cru bon de prendre à la lettre mes explications. Le plus drôle dans tout cela, c’est d’avoir découvert, environ deux semaines plus tard grâce à la bonté des services après vente de mon opérateur, un message vocal sur mon nouveau téléphone. Ou plutôt plusieurs. Le premier était assez étonnant, dans le style : elle m’invitait, « ce soir », à un rendez vous place Saint Michel. Elle évoquait les pistes innombrables que nous réservait cette soirée éventuellement mirifique. Restaurants, bars, cinéma, bain de minuit sous le pont Mirabeau, tout s’offrait à nous. Ce ton exceptionnellement tendre était synonyme d’aveu. Mais ce fut un peu refroidi par un deuxième message, au ton particulièrement en rupture avec son prédécesseur. Sur un ton extrêmement sec, elle m’expliquait que faire attendre sous la pluie place Saint Michel n’était pas du tout conforme à son idéal du gentleman, qu’elle avait pourtant imaginé faire de belles choses ensemble, que je l’avais cruellement déçue, et qu’il était inutile de la rappeler, sa voix se déformant alors en un ultime sanglot. Ces deux messages dataient évidemment de douze jours en arrière. Elle avait donc interprété mon absence de rappel comme la confirmation de ma personnalité abjecte. Ne ris pas, je t’assure que j’étais fou de rage. J’ai bien essayé de la rappeler. Elle a commencé par ignorer mes appels, et finalement a décroché pour me couper la parole et m’insulter, avant qu’un claquement sec ne vienne signer la fin de ma quatrième vie sentimentale.

Cet épisode aurait surement du apaiser mes velléités, je te le concède volontiers. Pourtant, j’ai récidivé quelques mois plus tard, après avoir découvert Lolita. Ce n’est pas son nom, mais ça lui va bien je crois. Cette fille ne laissait pas indifférents les garçons avec qui elle pouvait communiquer. Je ne le savais pas encore quand notre relation n’était que balbutiante. Nous avons eu rapidement un contact de proximité, au sens qu’elle semblait partager très bien mes points de vue. Ca a nourri un rapport d’intimité très cordial. Et c’est aussi une personne assez tendre. Quand elle dit bonjour, elle se penche vers toi d’une façon telle que c’est tout juste si elle ne t’enlace pas langoureusement. Après avoir développé nos échanges verbaux, j’ai commencé à avoir quelques doutes. Vois-tu, quand quelqu’un épouse trop absolument tes idées, y compris quand tu dirais blanc à l’instant a et noir à l’instant b, tu finis par songer aux concepts de volatilité des personnalités, d’esprits poreux, d’évanescence de l’être pensant, et tout ce qui s’ensuit. Si j’avais été cruel, je l’aurais alors dépeinte comme une forme d’amabilité complètement creuse. Mais sans doute voulais-je lui accorder le bénéfice du doute. Quelques rencontres ont, hélas, fortifié ce soupçon. Elle aurait opiné à n’importe quel avis sur n’importe quel sujet sans la moindre hésitation. On aurait pu affirmer devant elle le féminisme le plus intransigeant, avant de revendiquer des postures empreintes d’un machisme terrifiant : elle aurait toujours suivi le flux des idées sans broncher, exactement comme ces bûches de bois agitées par les courants, tantôt dans un sens tantôt dans un autre. Ce constat m’a un peu démotivé, dans la mesure où je rêvais davantage de conversations argumentées, et si je ne niais pas l’utilité d’une telle capacité caméléonesque, la vacuité spirituelle qu’elle impliquait me déplaisait largement. Avec l’habitude toutefois, j’en suis venu à prendre acte de la chose. Ce fatalisme s’est accru aussi parce que sa tendresse semblait également croitre. Nous allions former un couple, cela allait de soi. Des signes sont malheureusement apparus dans un sens tout à fait contraire. Non pas qu’elle ait cessé de m’apprécier, là n’est pas la question. Mais d’autres énergumènes sont entrés dans la ronde, et elle ressentait à l’égard de n’importe quel individu de sexe masculin la même compréhension systématique et démesurée, le même élan affectif. Au point qu’une sorte de chasse à la poule s’était ouverte, je crois qu’on ne peut pas dire les choses autrement. Chacun essayait d’en obtenir profit, et elle souriait à tous, laissant suggérer des merveilles par ci par là. Il m’a fallu guerroyer un peu pour garder une sorte de privilège, jusqu’à ce qu’entre en scène un certain Cyril Greyne, que tu connais peut être. Une sorte d’irlandais sorti tout droit d’une grotte, à mon humble avis. Je me suis demandé s’il connaissait autre chose que le rugby gaëlique la première fois ou il lui a été présenté, et qu’il s’est grossièrement permis de la regarder d’un air d’enfant affamé lâché dans une boulangerie. Le pire dans tout ça, c’est qu’il s’est montré tellement entreprenant avec elle qu’il a fini par être lourd. Ainsi, lors d’un week-end ou la promotion a voyagé, et alors qu’elle et moi devions dormir dans la même chambre, ses stratégies odieuses, prolongées par la bonté béate de Lolita, ont conduit à une situation paradoxale où ils ont décidé de partager le lit pendant que je dormirais sur le canapé de la même pièce. Tu peux l’imaginer, ça ne m’a plu qu’à moitié. En fait, j’ai même été animé d’une irritation terrible, et j’ai tout fait pour occuper leur espace mental à chaque seconde. J’ai parlé de tout et n’importe quoi pendant des heures, en dissertant sur les cycles du soleil, les variations de températures par rapport à l’altitude, la qualité du bois comme isolant dans la montagne, la dureté du métier de cycliste, la vitalité du ski comme discipline de compétition, ou encore le fait que le temps semble passer incroyablement vite parfois. S’ils observaient un silence poli au début, voire répondaient timidement, ils ont assez vite choisi les reproches. Selon eux, je bavardais beaucoup trop en une heure incongrue, et je crois même sincèrement qu’ils voulurent réellement dormir à la fin, tant mes vociférations continues les épuisaient. Nous avons passé une nuit pratiquement blanche d’ailleurs. Mon honneur était sauf quant à lui, et c’est avec sarcasme que j’accueillis ses insultes plus tard. J’avais selon lui saboté délibérément toutes ses chances par pure jalousie. Peu m’importait à vrai dire, tout ce que je souhaitais c’était préserver mon ego. Et puis ceci n’a eu guère d’importance vu le dénouement de l’histoire. Elle a été plus ou moins violée par un autre garçon arrivé brutalement, et a eu assez de docilité pour répéter qu’il s’agissait d’une histoire choisie et sérieuse. En tout état de cause, j’ai été tellement dégouté par ce festival de volatilité que j’ai tourné la page. L’amertume n’allait pourtant pas m’épargner une cinquième histoire malheureuse.

Si l’expérience précédente avait renforcé mon sens de la défiance, je demeurais aliéné par ces réflexes naturels qui nous conduisent à rechercher la douceur d’une compagnie. J’ai succombé un an plus tard, étudiant un peu plus expérimenté, avec une fille d’une beauté sidérante. C’est elle qui m’est pour ainsi dire rentrée dedans, un beau jour, en prétextant quelque alibi futile pour engager une conversation intéressé. Elle avait l’air de jouer franc jeu, même si sa méthode forte me rappelait désagréablement la vigueur avec laquelle certains pêcheurs jettent d’énormes filets sur de gros poissons isolés. Je dois dire, en revanche, que son caractère fort avait quelque chose d’extrêmement plaisant. Et cela d’autant par contraste avec l’effacement de Lolita. Nous avons occupé plusieurs de nos soirées ensemble, par la suite. Elle souhaitait me découvrir plus avant de commencer une relation, éventuellement. Connais-tu le Ritz à Paris ? C’est là que nous sommes allés manger, bien que la découverte des tarifs m’ait un peu coupé l’appétit, je le reconnais. Mais je me consolais intérieurement, pensant qu’il y avait là la contrepartie nécessaire du plaisir. Le lendemain nous avons loué une berline luxueuse, après qu’elle ait longuement vanté les mérites extraordinaires d’une promenade dans semblable carrosse. J’ai trouvé cela, naturellement, un peu excessif, mais tu sais comment sont les jeunes filles de nos jours, ambitieuses et attirées par le clinquant. Une deuxième journée très festive pour mon banquier s’est donc déroulée. Le problème, c’est qu’au bout de huit jours de ce train de vie royal elle n’éprouvait apparemment aucune envie de revenir à un style de vie classique, ni, manifestement, que nous fussions ensemble. Pour ma part, je n’osais même plus dormir chez moi de peur qu’un huissier ne m’y attende furieusement, saisissant montre, lunettes et vêtements pour éponger une partie des créances. J’aurais pu, je pense, surmonter ces difficultés, si elle n’avait pas, au fil des jours, accentué ses exigences. Non, ne te méprends pas, elle n’a pas cherché des endroits plus onéreux –lesquels, de toute façon ?-. Mais elle avait un regard assez capricieux sur le service, les aliments, la vitesse, ou tout élément qui puisse être critiquable. Elle a ainsi fait un scandale chez un des plus grands noms de la cuisine française. Les épices manquaient incroyablement de fraîcheur, hurlait-elle, tandis que j’essayais d’éviter que les services de sécurité ne se précipitent sur elle pour neutraliser cette source de bruit dévastatrice. Nous sommes partis sans manger le repas, que j’ai tout de même dû payer de ma poche, à vrai dire. Et je te passe nombre d’histoires similaires. On n’aurait pas pu lui reprocher de manquer de goût, c’est certain. Son degré d’exigence a culminé à des altitudes étouffantes, et c’est étouffé par cette constance dans l’excès que j’ai commencé à m’en détacher. Remarque, c’est ma relation avec mon banquier qui s’est faite de plus en plus intime, au fur et à mesure. Jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un jeune dindon du 16ème arrondissement, dont la farce devait être meilleure que la mienne puisqu’elle s’est détournée de moi pour le plumer à son tour. Une sixième défaite, en somme…

Au terme de ces aventures, ô combien enrichissantes, je suis finalement tombé sur une fille parfaite. Si si, je t’assure, je pèse mes mots, et avec tout ce que je t’ai raconté tu te doutes que je n’idéalise pas le genre féminin. Elle cumule toutes les qualités imaginables, c’est saisissant. Non seulement socialement, elle sait communiquer avec intérêt mais sans lourdeur, avec légèreté mais sans frivolité, que physiquement, avec une allure rappelant bien les naïades de la mythologie grecque, un visage d’ange sur une tête bien pleine. Ni hautaine, ni idiote. Quelqu’un de quasi-magique. Et entre nous il n’y a pas eu de coup de foudre, mais une sorte d’harmonie spontanée. Comme s’il suffisait que l’un articule la première syllabe d’un mot pour que l’autre, en écho, y ajoute la deuxième, en un exercice fascinant d’unité. Nous partageons le même regard sur l’actualité, religieuse, sportive, politique, historique. On apprécie la même nourriture, et on a les mêmes conceptions des coûts de la vie et des tracas du quotidien. Mon double au féminin, si tu veux. Je n’en suis pas revenu, après avoir réalisé ça… Tu dois te demander pourquoi ça a encore achoppé, en démarrant si magnifiquement. Eh ! Bien, au risque de t’étonner, c’est moi l’unique cause de la rupture dans ce qui aurait pu naitre. J’ai déployé une cruauté très ingénieuse : après l’avoir invitée en bonne et due forme dans un lieu aux accents romantiques, j’ai très simplement et violemment rompu tout contact avec elle. Je ne sais pas combien de temps elle a attendu sur ce banc public, et je m’en moque éperdument. Elle a pu tenter de me joindre sur mon numéro de portable, que j’ai délibérément résilié. Ou sur mon ancienne adresse email, également supprimée de la surface du monde numérique. Toute possibilité de contact avec moi a été proprement dynamitée par mes soins, et tu sais à quel point les jeunes que nous sommes savent se donner du mal, quand il le faut. Ne fronce donc pas les sourcils, ce n’est pas folie de ma part. J’ai juste voulu leur rappeler que tout n’est pas permis en ce bas monde, et si elles se croient réservées une sorte de privilège exclusif dans le rejet de l’autre sexe, elles sont terriblement dans l’erreur. Si tu savais combien j’ai jubilé d’avoir réalisé ce grand coup. C’est cette septième vie qui m’a été fatalement bénéfique, en démontrant la persistance de nos personnalités. Elles peuvent faire usage de toute l’irrationalité dont elles sont fantastiquement capables, peu m’importe désormais ! Vois-tu, j’ai envie de conclure sur tout ceci que c’est une leçon de parité qu’il m’a été donné lieu de recevoir, mais surtout de dispenser, et sur un domaine lourd d’enjeux : l’égalité sexuelle dans le droit à l’absurdité. »

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