11 juillet 2009

Danny Robinzon

Les extraits suivants ont été découverts dans une bouteille de coca jetée à la mer, et paraissent avoir été écrits au dos d’un mode d’emploi pour caméscope amateur, d’une taille assez colossale. S’il parait assez miraculeux que la bouteille n’ait pas été engloutie à jamais dans les flots, il faut malheureusement déplorer le mauvais état du manuscrit, rongé dans des proportions extrêmement réductrices. Nous fournissons cette publication pour nos lecteurs, en formulant le souhait qu’elle puisse les avertir quant aux dangers à voguer par les compagnies de croisière de seconde classe. Les passages manquants sont indiqués par des parenthèses.

« Moi, Danny Robinzon, j’ai eu la bêtise de vouloir couler des jours de vacances heureux sur les yachts de la compagnie Reztinpiss Cruises. Si j’ai apprécié les petits déjeuners servis au lit, agrémentés d’un accès télé non stop, j’ai été terriblement déçu par les salles de jeux vidéos et de cinéma, franchement archaïques et vraisemblablement conduites par quelque vieillard amorphe. Mais là n’est pas tout à fait où je veux en venir en rédigeant ces pages. Je veux surtout rendre compte d’un évènement tout à fait classique dans les scénarios catastrophes médiatisés par l’industrie du divertissement, mais dont la survenance réelle m’a quelque peu surpris. Le 3 juin 2009, j’ai été victime d’un naufrage quelque part autour de l’Océanie. Je regrette de ne pas préciser davantage ma localisation, mais je n’ai jamais eu de faible pour la géographie, ce qui m’a conduit à dévoyer les fonctions du navigateur GPS que l’on m’avait offert. J’avais cru bon d’effacer toute la mémoire interne et d’y greffer un sympathique jeu pirate, d’où me suis-je finalement vu en possession d’un appareil dépourvu de sa capacité première. Ce ne fut, toutefois, pas ce problème précis qui vint rompre le cours d’une navigation somme toute paisible.

En vérité, rien ne prédestinait notre moderne bâtiment à sombrer brutalement, et moi-même n’y crus-je pas le moins du monde lorsqu’un message d’alerte vint crisper les nerfs des autres passagers. Habitué aux exercices à vocation pédagogique dans le cadre des alarmes à incendie, je savais que perdre son sang-froid en une telle situation n’eût relevé que de la naïveté la plus grossière. Et sans doute fus-je conforté en cela par un simulateur de vol sur écran extra large, auquel je jouais avec passion lorsque les haut-parleurs se mirent à crépiter sur un rythme angoissé. Alors même que je marquais adroitement un très grand score, mes prouesses aériennes me parurent tout à coup prendre un autre élan, assurément plus saisissant, au quatrième niveau de jeu. Des bruits de tôles dilatées accompagnaient mes cascades célestes, tandis que les ceintures de sécurité factices imprimaient sur mon corps une pression tout à fait réaliste. Si je n’eus pas la chance d’en terminer avec ce quatrième niveau, il me fallut comprendre en un second temps que ces effets spectaculaires n’étaient pas liés à l’outil ludique lui-même, mais à un accident d’une rare ampleur, survenu sur le navire.

Ainsi, m’éloignant non sans difficulté de la salle des plaisirs vidéos, et constatant avec surprise une distorsion sonore métallique très désagréable, je m’empressai d’aller sur le pont. Une vision apocalyptique avait du horrifier les derniers instants de certains passagers, dont les corps, manifestement transportés par les forces de la gravité et embrochés sur des parties contondantes de la carcasse, affichaient désormais une indifférence toute cadavérique. Ces mares de sang, coagulées dans le blanc rouillé et agitées par la fureur des flots déchainés, firent germer dans mon esprit créatif d’audacieuses esquisses scénaristiques. Je rêvai d’un héros fait de pixels, livré à un sort délicat sur un cargo virtuel accablé par la foudre et la terreur collective, avant que des secousses terrifiantes n’amenassent mes considérations à un niveau plus prosaïque. Un distributeur de sodas s’avéra flotter, par la grâce de quelque clin d’œil ridicule à des films comme Titanic, et je m’y agrippai tant bien que mal.

Maudire ma destinée eût été quelque peu pusillanime, et j’affrontai courageusement l’épreuve océanique. Quelques heures d’un combat obstiné avec les forces aquatiques me valurent un répit au moins provisoire, car nous échouâmes miraculeusement dans une crique, les boissons gazéifiées et moi. Ma joie éclata devant ce petit trésor délivré par la Providence. J’entrepris donc de boire avec félicité, allongé sur le sable chaud après ces efforts inhabituels, et m’assoupis.

L’heure du réveil fut un peu moins enthousiasmante. Un insecte d’une taille à peu près comparable à celle d’un ballon de rugby tournait sournoisement dans les parages, et me suggéra indirectement la fuite. Cette retraite me permit d’évaluer la taille de l’îlot, car au cours d’une longue marche je pus empiriquement en estimer les dimensions. Il s’agissait d’un terrain tropical, bordé de plages visuellement très jolies, mais sans la moindre âme vivante. Je dus me résoudre à cette observation : j’étais le seul rescapé du naufrage. Cette pensée me transporta de bonne humeur. Je pourrais, pensai-je, dépenser tout mon temps sur les consoles de jeux vidéos sans que personne ne vînt y opposer un quelconque reproche. De la même façon, rien ne m’empêcherait d’user de la pleine puissance sonore des écouteurs de mon walkman, pour voir autant de films que je le voudrais. Ces premières réflexions n’échappèrent cependant pas à d’autres, bien plus cruelles. Les moyens dont je disposais étaient tout à fait réduits. Les batteries en ma possession ne promettaient que quelques dizaines d’heures d’usage. La nourriture, également, semblait peu porteuse d’espoir. Des trois distributeurs automatiques échoués, seul l’un d’entre eux contenait divers sandwiches et en-cas sucrés. Cette série d’observations tragiques ne me laissait guère d’autre alternative que la sous-nutrition comme perspective d’avenir. C’est donc avec une certaine tristesse que je conçus le futur, et mes yeux s’embuèrent, en dépit des quelques bières fraîches qui avaient survécu à la folie des mers, et dont la consommation m’avait jadis apporté tranquillité et détachement spirituel.

Fort heureusement, une semaine environ après ces premiers pas dans la vie sauvage, je découvris, un peu par hasard, d’autres parties de l’épave, qui avaient été portées par le courant quelques centaines de mètres plus bas de la plage où j’avais étrangement élu domicile. Je ne fus guère ému en distinguant clairement plusieurs caisses de légumes, dont j’avais horreur. Mais je remerciai le ciel pour d’autres contenus, bien plus intéressants : je pus ainsi sauver un téléviseur plat extra large, d’une envergure de 3 mètres, une table de mixage, force bouteilles d’alcool et un congélateur. Bien entendu, je doutais qu’un système d’électricité eût été développé sur une île déserte, mais au moins la civilisation demeurerait à proximité, sous une forme matérialisée. (…)

Je construisis une forme d’autel pour le téléviseur. Les singes me causèrent quelques soucis au début, car ils en griffaient maladroitement la surface par leurs jeux coupables. Mais mes tentatives de rétablissement de l’ordre furent couronnées de succès, et cela me fit un peu oublier le chagrin causé par la perte du coca-cola. Les stocks d’eau douce m’étaient, hélas, inutiles, en l’absence totale d’affinité de mes papilles pour cette boisson si vulgaire. L’eau minérale me servit cependant, pour nettoyer ma télévision, jour après jour. Si seulement un groupe électrogène avait pu venir échouer sur la plage ! (…)

La mort des batteries me plongea dans des tourments psychologiques d’une vigueur inouïe. Je fus à deux doigts de broyer mes veines à l’aide de quelque rocher tranchant, et seul l’espoir de renouer un jour avec le monde normal m’en écarta. Jamais le caractère dramatique de ma situation n’avait paru si écrasant. La dérision du destin voulait, néanmoins, que je connusse une mésaventure encore plus émouvante. Tout ceci dépassait mes constructions mentales les plus cauchemardesques. (…)

Au terme de cinq semaines de ces efforts constants survint un évènement tout à fait particulier : un jeune sauvage échoua sur l’île, inanimé. Je me demandai s’il était plus judicieux de l’assassiner, ce qui l’empêcherait de dilapider mes réserves de façon certaine, ou de respecter le devoir d’hospitalité de façon plus conventionnelle. Mes réflexions furent finalement dépassées par le réveil nerveux du jeune homme, qui s’exprimait dans un langage incompréhensible. Mes questions en anglais ne suscitèrent en lui qu’un rire confondant. Et ses inquiétudes, totalement inintelligibles, me laissèrent songeur. Je reconnus en lui un grand sens artistique corporel, car sa peau cuivrée s’était presque évanouie sous les tatouages. Si cette rencontre fortuite signait peut être la fin d’une routine, je la pressentis davantage comme l’invasion de ma sphère privée, sans que je ne cherchasse à élaborer cette idée, il est vrai.

La cohabitation entraina quelques problèmes organisationnels. En particulier, l’indigène s’obstinait à vouloir me faire goûter certains fruits qui poussaient en abondance sur l’île. Je n’avais jamais été animé d’une confiance illimitée à l’égard de ces choses, et à moins qu’un hamburger encore chaud ne fût pendu à une branche d’arbre je n’eusse jamais accédé aux hypothétiques bénéfices de ce type de produit. Outre ce désaccord d’ordre gastronomique, il survint un autre sujet de discorde, autrement plus fâcheux. L’individu avait pris la liberté d’allumer mon ipod, et l’avait fait choir par une inadvertance terrifiante. Le malheureux appareil était resté bloqué sur la fonction agenda, lequel afficherait désormais perpétuellement la journée du vendredi. Cet évènement me suggéra au moins un patronyme pour ce sauvage, que je nommai Apple. Ses intentions fussent-elles généralement dénuées de mauvais fond, il parvenait immanquablement à provoquer quelque désastre de la sorte, et ce dès les premières journées qui suivirent ce premier incident. La tragédie la plus symbolique en fut certainement la chute du téléviseur, dont l’écran se rompit un beau jour avec fracas, alors qu’Apple, en rien étranger à cela, s’étonnait néanmoins quant à sa fragilité. Ma douleur déchira tout mon être, et à jamais j’en fus affecté. Retrouver un semblable écran, pensai-je avec désolation, ne compenserait jamais l’acuité de la peine. J’avais le sentiment qu’Apple avait versé de l’huile brûlante sur des plaies sanguinolentes, ou du moins supposai-je que l’affect en était similaire.

(…)

Ces diverses observations amèneront peut être le lecteur de mon message à me localiser, voire me secourir s’il en a la possibilité. Je ne crois guère en la faculté de cette bouteille en plastique à traverser les eaux sur de gigantesques distances, mais si cela peut se produire, alors j’en serais vivement reconnaissant. Il me parait maintenant que ces aventures m’ont radicalement changé. Apple, que je dénigrais longuement à mes débuts, a pris un relief nouveau quand il a compris comment jouer à Tennis Hell Blood III, charmante création artistique héritée de l’ancienne salle de jeux du yacht, dont le scénario, relativement simple, consiste à décapiter ses adversaires virtuels sur un terrain de tennis. Nous avons pu ainsi créer une forme de lien unique, peut être vouée à se développer jusqu’aux limites de la batterie. Aimer Apple ne signifie pas pour autant tout lui pardonner, et je n’effacerai jamais de mon esprit le bouleversant décès de la boîte à images.

Par manque de papier j’en termine ici avec ces étranges évocations de la vie sauvage. Que quelqu’un puisse me lire, s’il vous plait !

X. Y., naufragé du 3 juin 2009. »

Nos lecteurs partageront certainement notre étonnement à la lecture d’un papier si original. Les naufrages sont statistiquement exceptionnels dans les années 2000, et cette très curieuse mésaventure n’est pas sans évoquer des temps bien plus funestes dans l’histoire de la navigation maritime. Cela en renforce d’autant sa singularité.

D.D., correspondant de Perth.

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